Parler pour se transformer : une pratique vieille comme le monde
- Anne Fierry Vérité
- 23 août
- 5 min de lecture
Depuis toujours, les humains pressentent que la parole a un pouvoir de transformation. Dans la Grèce antique, Socrate pratiquait la maïeutique : un art du dialogue où, par ses questions, il aidait chacun à « accoucher » de sa vérité. La parole n’était pas là pour convaincre ou juger, mais pour faire surgir ce qui dormait à l’intérieur.
Aristote, lui, a introduit la notion de catharsis dans sa réflexion sur le théâtre : assister à une tragédie, voir des passions s’exprimer sur scène et entendre des mots qui nomment nos peurs et nos désirs, produit une libération émotionnelle. Ce mécanisme est toujours à l’œuvre dans la thérapie par la parole. Quand on parle en séance, on « met en scène » sa vie intérieure, avec ses drames et ses joies, devant un témoin bienveillant. Beaucoup de patients disent qu’en entrant dans le cabinet, ils ont l’impression de franchir le seuil d’une scène de théâtre où, enfin, ils peuvent jouer leur rôle sans masque.
Montaigne, des siècles plus tard, écrivait : « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute. » Il savait que l’effet libérateur ne vient pas seulement de dire, mais aussi du fait qu’un autre entend vraiment, sans juger.
Et dans les Évangiles, Jésus lui-même a souvent accueilli les confidences des plus blessés et des exclus. Il ne se contentait pas de donner des solutions toutes faites : il écoutait, posait des questions, racontait des paraboles qui ouvraient un espace intérieur nouveau. Là encore, on retrouve cette intuition universelle : être entendu dans sa vérité change notre rapport à nous-mêmes.
La psychanalyse s’inscrit dans cette longue tradition. Freud a formalisé l’idée que parler librement, sans censure, permet de mettre au jour ce qui nous échappe.
Lacan dira plus tard que « l’inconscient est structuré comme un langage » : nos mots, nos lapsus, nos silences, tout cela parle de nous et, dans un cadre analytique, prend un sens nouveau.
Contrairement à une discussion avec un proche, la thérapie par la parole offre un espace neutre, sans jugement, où l’on peut explorer toutes ses facettes. On n’a pas besoin d’être malade pour consulter un psychanalyste : on peut venir par curiosité, pour mieux se connaître, pour traverser une crise ou mettre du sens dans sa vie. Comme dans le théâtre antique, on y joue les passions humaines, mais avec une différence essentielle : ici, on est à la fois auteur, acteur et spectateur de sa propre histoire.
Parler pour se transformer, être entendu, être compris : ce n’est pas un luxe, c’est une nécessité humaine, universelle et ancienne. C’est parfois le premier pas vers une vie plus libre, plus consciente et plus cohérente.
Un autre concept fondamental de la psychanalyse, et qu’on retrouve aussi dans la thérapie par la parole, c’est le transfert. Qu’est-ce que cela veut dire ? Quand on s’adresse à un thérapeute, on ne s’adresse pas seulement à “une personne neutre” : très vite, sans qu’on s’en rende compte, des sentiments, des attentes, des souvenirs liés à d’autres relations importantes de notre vie se rejouent dans la relation avec lui. On peut éprouver de l’attachement, de la colère, de la confiance, parfois même des déceptions ou une attente d’amour.
Freud a découvert que ce phénomène, loin d’être un obstacle, était la matière même du travail thérapeutique. Et Lacan a montré que le transfert n’est pas une illusion à effacer : il est ce qui permet à la parole de prendre tout son poids. Comme il le disait, « le transfert, c’est l’amour adressé au savoir » : on attribue au psy une place particulière, on suppose qu’il détient quelque chose de précieux pour nous. Ce mouvement ouvre un espace de transformation.
Winnicott, de son côté, parlait de la nécessité d’un “cadre suffisamment bon” : un lieu sûr où cette relation peut se déployer sans danger, dans le respect et la bienveillance.
En termes simples : quand on parle à un thérapeute, il se passe plus que des mots. Ce lien singulier, où l’on rejoue parfois nos anciennes blessures ou nos espoirs, permet de les travailler “en direct”. Le transfert n’est pas un accident, c’est un levier : c’est souvent là que surgissent les prises de conscience qui changent une vie.
En réalité, nous faisons tous du transfert dans notre vie quotidienne : nous projetons inconsciemment sur notre entourage des attentes, des blessures, des émotions héritées de nos relations passées. On peut “voir” sa mère dans sa compagne, son frère dans un collègue, ou retrouver une vieille peur dans une relation amicale. Cela arrive à tout le monde, sans qu’on le décide.
La différence, et tout l’intérêt d’une thérapie, c’est que le psychanalyste sait accueillir et élaborer ce transfert. Dans le cadre analytique, ces sentiments qui surgissent envers le thérapeute – qu’il s’agisse d’attachement, de colère, de besoin de reconnaissance – ne sont pas ignorés : ils deviennent une matière précieuse pour comprendre d’où ils viennent et ce qu’ils rejouent de notre histoire.
C’est là qu’intervient aussi le contre-transfert : le psy lui-même est traversé par des émotions et des résonances dans la relation, mais il est formé à les analyser et à s’en servir comme outil de compréhension, plutôt que d’y réagir comme dans une relation ordinaire. Autrement dit, ce n’est pas juste « parler à quelqu’un » : c’est parler à une personne qui a appris à entendre derrière les mots, à repérer ce qui se rejoue, et à s’en servir pour que vous puissiez vous en libérer.
Comme le disait Lacan, le transfert n’est pas un accident, c’est le cœur de l’expérience analytique : il met en jeu l’amour, la haine, le désir de savoir. Et parce qu’il se déploie dans un cadre sûr et bienveillant – ce que Winnicott appelait un environnement « suffisamment bon » – il devient un levier de transformation puissant.
Enfin, la psychanalyse s’appuie aussi sur un aspect plus subtil : ce que certains appellent le troisième inconscient. Au-delà des mots, l’analyste se met en état de rêverie, une attention flottante où son propre inconscient entre en résonance avec celui du patient. C’est souvent de manière très fine et non consciente que des liens se font, que des images ou des associations surgissent. Ce travail silencieux, inspiré notamment par Bion et Winnicott, permet d’accueillir et de transformer ce qui n’a jamais pu être pensé ou mis en mots.
C’est aussi pourquoi, dans certaines cures, le patient n’est pas dans le champ visuel de l’analyste : cette disposition (le divan) facilite cet état de rêverie sans que le patient se sente jugé, regardé ou craigne que le psy « s’endorme » lorsque celui-ci ferme les yeux pour mieux écouter.





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