La passion amoureuse
- Popi Oreo
- 18 juin 2024
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Dernière mise à jour : 17 sept. 2024
Le dictionnaire définit la passion amoureuse comme « adoration, adulation, ivresse, fanatisme, émotion très forte qui va à l’encontre de la raison. »
Raison qui s’oppose à passion, ce mot m’évoque l’âge de raison, autour de sept ans, période de latence où les émotions pulsionnelles s’apaisent grâce au refoulement post oedipien. Raison, mariage de raison : la passion n’a rien à y voir, à y faire. La folie menace la raison et le Moi. La passion est folie. Elle fait sauter toutes les défenses du Moi, contournant le Surmoi. La passion est ce retour au Moi Idéal freudien, au narcissisme primaire, relation fusionnelle où mère et enfant ne font qu’un. L’enfant voit le visage de sa mère et croit que c’est le reflet de son propre visage. Cet état fusionnel a commencé in utero. Epoque bénie de l’absence de tension, Nirvana où chacun rêve de revenir. Aucune frustration, tout tout de suite, chaleur, nourriture, protection, aucun besoin non satisfait.
L’amour passion, première phase du couple, efface les différences moi/autre et donne l’illusion d’un retour au narcissisme primaire. L’autre est halluciné. Investi de tout pouvoir.
Pour Lacan cité par Nasio (Enseignement de sept concepts cruciaux de la psychanalyse), le concept de narcissisme est d’abord abordé par la clinique de la psychose paranoïaque (cas Aimée).« Il existe chez Aimée un amour éperdu pour l’image du persécuteur qui s’accompagne d’une véritable négation d’elle même. La tentative de meurtre de l’actrice par Aimée correspond à une réaction défensive contre l’intrusion envahissante de l’objet adoré. Supprimer cette image pour arrêter la tension et faire revenir la libido sur le Moi. La référence à l’Idéal du Moi est absente chez Aimée : rien ne vient réguler et médiatiser sa relation imaginaire à l’autre. »
Car il y a forclusion du symbole dans la psychose. Or c’est le symbolique de Lacan qui régule la captation imaginaire de mon Moi dans l’image de l’autre.
La passion comme retour au Moi Idéal est dangereuse. Cette phase du couple ne doit durer qu’un temps au risque de violences conjugales pour retrouver son propre Moi capté par l’autre. Narcisse se noie dans son reflet, l’amoureux se perd dans son image renvoyée par l’aimé. La libido est entièrement donnée à l’élu et le Moi s’appauvrit, se fragilise, se rend dépendant au pouvoir de l’autre, de sa toute-puissance, rappelant l’omnipotence maternelle.
L’amoureux répète nous dit Freud (Psychologie des foules et analyse du Moi), le même scénario avec ses différents partenaires ; il tenterait de retrouver le bonheur à jamais perdu du narcissisme primaire, de la fusion primitive avec la mère. L’amoureux perd ses limites pour se fondre dans l’autre.
Dans l’état amoureux « l’objet est traité comme le moi propre ». L’idéalisation de l’objet aimé est le résultat d’un débordement sur l’objet d’une certaine quantité de libido narcissique.Ainsi, le sujet se clive, « l’objet a pour ainsi dire absorbé le Moi ». Le sujet ainsi atrophié, son Moi appauvri s’en trouve littéralement fasciné par l’objet de son amour, car il se voit maintenant chez l’autre, ce n’est pas l’autre dans sa différence, mais l’amour qu’il porte à cet autre, c’est à dire lui même.
Au contraire de la passion aliénante pour le Moi, l’amour « réel » dit Freud introjecte l’objet dans le Moi, qui s’en trouve enrichi, sécurisé, entier. Pourtant, ce phénomène qu’il nomme « identification » pour désigner cet effet sain et normal de l’amour Freud le définira ailleurs comme tout à faire ambivalent. Considérant en effet l’identification de l’enfant au parent de même sexe, Freud y voit « le rejeton de la première phase orale de l’organisation libidinale dans laquelle on s’incorporait, en le mangeant, l’objet convoité et apprécié et ce faisant l’anéantissait en tant que tel ».
...toi et moi nous sommes pareils ...ah! je te croquerais bien...
En 1936, Lacan crée la théorie du « stade du miroir » comme naissance même du Moi. « L’enfant anticipe la maitrise de son corps (il se voit entier dans le miroir). Il se trouvait avant morcelé et là il se trouve capté, fasciné par son image et il jubile. Mais il s’agit d’une image idéale de lui même qu’il ne pourra jamais rejoindre. Il se prend pour l’image.Du fait de l’identification narcissique à l’autre, l’enfant est capturé par l’image de l’autre qui incarne une position de maitrise.En fait c’est l’idéal du moi -symbolique- qui pourra reculer les rapports entre moi et moi idéal. » (Nasio)
Pour Lacan, du fait de l’identification narcissique à l’autre, l’enfant se trouve pris au piège de l’image de l’autre qui incarne, par là, une position de maitrise. Son désir lui est volé, il est désir de l’autre. C’est l’aliénation de la relation duelle qui est non viable.
L’Idéal du Moi vient réguler les rapports entre Moi (l’enfant) et Moi Idéal (le moi de l’enfant aliéné dans la mère). L’Idéal du Moi est un ensemble de traits symboliques portés par le langage, la société et les lois, traits que l’enfant va introjecter et qui vont parasiter les phénomènes imaginaires originels : c’est par exemple le « nom du père » en tant que signifiant de l’interdit de l’inceste. (Nasio, Enseignement de sept concepts cruciaux de la psychanalyse)
L’Idéal du Moi est postoedipien, le Moi Idéal préoedipien : le narcissisme primaire est, sauf chez le psychotique, abandonné au profit du narcissisme secondaire. « L’Idéal du Moi est une instance qui se constitue par les identifications aux figures parentales, les prenant comme modèles de référence du Moi et permettant l’abandon ou le remplacement du narcissisme de l’enfance par le narcissisme secondaire » (H. Madet, le Moi Idéal et l’Idéal du Moi)
Dans l’amour pour ses parents, l’enfant idéalise ses modèles (mon père ce héros). Et cette idéalisation est nécessaire pour la construction narcissique par le phénomène de l’identification secondaire.De même dans l’amour passionnel, l’amant idéalise l’autre et l’autre devient son Idéal du Moi, figure parentale retrouvée. Le jugement est donc biaisé, puisque je n’aime pas l’autre pour ce qu’il est réellement mais comme l’objet de mon fantasme projeté.
Le Moi Idéal résulte d’une première identification à la mère sur un mode oral (incorporation de l’objet), fonctionnement qui correspond au stade oral, l’enfant s’approprie le monde avec la bouche : en le faisant pénétrer en soi, le sujet peut mieux le contrôler, lui prendre ses qualités, sa puissance. Dahmer a carrément dévoré ses amants. Je vais te manger, tu es à croquer, paroles courantes de la passion amoureuse.
Si le sujet amoureux passionné aspire à retourner dans le Moi Idéal, comme le psychotique, le risque sera un déséquilibre énergétique entre la libido du Moi et la libido d’objet. Le Moi risque alors de se couper de la réalité et sera fixé en dehors du bien et du mal. L’Idéal du Moi permet d’équilibrer cet investissement Moi / Autre.
Le couple connait quatre phases de croissance nécessaires à sa survie et à la survie psychique de ses membres : la fusion, l’opposition, l’indifférence et les différences qui enrichissent.
La fusion, amour aveugle, donne la primauté à l’autre, le Moi et ses besoins s’effacent. Il y a une alchimie cérébrale : le coup de foudre est en réalité une libération de la phényléthylamine ou PEA et l’ocytocine, hormone du plaisir qui se produit par les caresses, les baisers, la relation sexuelle, crée une addiction (= passion) et nous rend aveugle au défauts de l’autre. C’est la phase du Moi Idéal. Elle permet de rester ensemble pour la survie de l’enfant. Mais ensuite, cela devient intenable. Il faut vite passer à autre chose sous peine de perdre la raison.
Phase deux, d’opposition : à l’inverse de la fusion passionnelle, je perçois tous les défauts réels de l’autre et je ne peux le supporter. Comment ça? Tu n’es donc pas l’idéal que j’ai toujours voulu retrouver? Le premier amour maternel (Moi Idéal) ou le deuxième objet oedipien? (Idéal du Moi) Tu n’es pas si beau finalement, ni si brillant.. tu ronfles et pues des pieds!
Si par chance, le couple résiste à la phase deux de désillusion, la phase trois peut advenir, celle de l’indifférence : chacun reprend ses billes. Chacun se réalise en dehors du couple. C’est le moment où la libido retourne sur le Moi. Il y a risque de rupture, de relation extra conjugale.
Enfin, les vainqueurs de la vie conjugale auront la chance d’arriver à la phase ultime de l’amour, les différences qui enrichissent : et si les défauts de l’autre pouvaient avoir des avantages ? Le rangement obsessionnel devient un cadre agréable à vivre, le dérangement devient du lâcher prise. Le silence devient du calme. Les « défauts » des trois premières phases se transforment en « différences ». Cette succession de phases peut prendre dix ans.
Lila, une patiente, n'a jamais connu la phase quatre. L’amour raisonnable. Le calme après la tempête et la solitude. La douce complicité. L’amitié.
Elle recherchait les relations « coups de foudre », l’alchimie, la drogue dure, les sensations fortes, la folie. Maël lui écrivait des chansons d’amour fabuleuses redorant son narcissisme, lui donnant l’illusion d’être merveilleuse et unique, la demandant en mariage au bout de six mois sous prétexte de coup de foudre. Emportés par leur folie commune, ils invitent toute la famille. Lila se souvient de la phase deux : le bon objet qu'elle était aux yeux de Maël a viré en quelques semaines en mauvais objet persécuteur. Il lui retira son amour quasiment du jour au lendemain. Mariage annulé. Traumatisme. Abandonnée au moment où Lila lui donnait tout de son Moi, il part avec une partie de son être et la voici dans la mélancolie.
La nuit est muette, les ruelles reposent,
En cette maison vivait mon amour ; Depuis longtemps cette femme est partie,
Mais la maison, elle, est toujours là. Là aussi est un homme, les yeux haut levés,
Tordant ses mains sous l’emprise de la douleur ;
Je frémis à l’aspect de son visage,
La lune me révèle mes propres traits. Ô toi, mon double, mon blême camarade ! Qu’as-tu donc à singer ma peine d’amour
Qui m’avait torturé sur ces mêmes lieux,
Ô combien de nuits, dans les temps anciens ?
Heinrich Heine, Der Doppelgänger
Cette perte brutale qui envoya Lila dans la tristesse profonde lui faisait perdre les limites rassurantes de son image de soi. Elle n’avait plus de Moi Idéal : il était parti avec Lui. Elle Le voyais partout dans la rue, elle L’hallucinait comme le bébé hallucine le bon sein. Elle se vidait de pleurs et se liquéfiait mêlant son Moi-Peau (Anzieu) au monde persécuteur qui ne voulait plus d’une femme abandonnée donc non aimable.
Lila perdit aussi son Idéal du Moi, toutes ses valeurs : être une bonne épouse, une femme désirée, idéalisée par un homme charmant. Un prince charmant. Son Idéal de Prince Charmant était mort, et tous ses rêves de petite fille bercée par les contes perdus, trahis par le Réel. L’innommable de l’abandon. Lila devenait cet abandon, cet objet qu’on jette. Je n’était plus. Je était partie avec Tu. Elle devait renoncer à son idéal de la famille avec des enfants joyeux protégés par un homme et une femme amoureux. Elle sombra dans la mélancolie car elle ne savait plus qui elle était : elle avait été l’amoureuse, l’aimée, l’adulée et elle n’était plus rien.
Lacan dit que, dans l’amour, on cherche toujours ce trait de soi perdu chez les différents partenaires qu’il appelle objet a. Quel était donc cet objet qui l’avait rendu folle de cet homme en quelques rendez-vous, sans même le connaitre lui, pour de vrai? Quelque chose du Moi? Qu'elle projetait? Un charme, une séduction, une danse relationnelle, une voix? L’idée qu’il pouvait ne plus l’aimer du jour au lendemain?
Le même schéma passionnel se répéta au fil des ans, à plusieurs reprises, quoique moins fort, jusqu’au jour où Lila décida de renoncer au couple et de rester seule, se méfiant de soi-même plus que des autres encore. Décidément me dit-elle, j'étais incapable de retenir un homme, il regardait toujours ailleurs, au loin, l’horizon tel le marin attiré par le voyage. Et cela Lila ne le supportait pas : être attirée par des marins qui vont lui briser le coeur ou demeurer abstinente, elle fit le deuxième choix ce qui lui permit de rester dans une certaine sérénité de vie.
Une autre patiente, Michèle, remplaça cette passion, ce miroir masculin qui dit « tu es belle, je t’aime pour la vie » par l’alcool. L’alcool lui faisait oublier son mauvais Moi : celui que les hommes n’aimaient plus dès qu’ils l’apercevaient. Elle était charmante séductrice puis « tombait » amoureuse et devenait "dangereuse". "Aimer m’est impossible, je perds ma structure psychique", « l’ombre de l’objet est tombée sur le Moi » (Freud). L’objet m’a absorbée. Vidée de mes qualités comme on vide un poisson crevé. Je ne suis plus rien que son ombre. Alors l’objet tant aimé disparait pour toujours ne laissant de Moi que ma peau de poisson mort.
Seule une cure psychanalytique put la « sauver » du désespoir mélancolique et de son addiction en déplaçant l’objet de la plainte (ses angoisses, ses échecs relationnels) sur sa relation à sa mère. Le premier objet d’amour. L’inacceptable abandon. Elle partait faire ses études la semaine et la laissait chez les grands parents, des jours entiers sans la voir. Elle avait sept ou huit mois. Cette mère idéalisée, son Moi Idéal qui disparaissait régulièrement pour revenir mais ne jamais rester. Michèle construisit son Moi fragile sur ces aller retours maternels et l’absence encore plus forte d’un père. Heureusement d’autres figures parentales prenaient le relais mais l’apparition-disparition maternelle l’avaient rendue poreuse au monde extérieur et tous ses dangers. Ces micro- traumatismes, présence-absence, d’autres les auraient mieux supportés sans doute, mais le bébé que Michèle était, dont une grand mère anxieuse et avide s’occupait, en devint fragilisé.
« L’objet a » de Lacan était peut-être ce sentiment de chute, de perte de repères, d’ivresse dangereuse que lui procurait l’amour puis l’alcool. Il lui fallait retrouver la mère qui va et vient, l’instabilité du lien. Le sentiment de tomber toujours plus bas.
Actuellement et depuis un an en psychanalyse, ayant renoncé aux relations amoureuses comme on entre, par choix et renoncement conscient, au couvent, Michèle vit plutôt sereinement les événements difficiles de la vie.
Les antidépresseurs à la place de l’alcool, une béquille acceptable contre la mélancolie et l'anxiété héritée de sa grand mère, lui permettent de ne plus ruminer et de retrouver, croisés au travail analytique, un équilibre, une énergie, une pulsion de vie.
L'analyste prend la place de son Idéal du Moi : elle l’idéalise, aimerait lui ressembler dans sa réussite, sa simplicité, fiabilité, écoute, neutralité bienveillante. L’amour de transfert que Michèle me porte n’est pas une passion où son Moi se perd comme dans sa mère ou les amants. Elle n'est plus dans le Moi Idéal de l’amour ou bien seulement quelques secondes, lorsque nos inconscients s’unissent à la faveur d’interprétations qui la touchent au coeur.

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